lundi 28 mars 2016

SCC8/5 - Pavillon 5 : Le piano et l'habit de Monsieur Pinchon



Monsieur Pinchon habitait le village des Boucs, au fond des bois, dans une baraque tranquille très éloignée de l’église et de la brasserie du lieu (où, rapporte-t-on, une bière spéciale à fermentation haute, appelée "La Faysanne" serait encore fabriquée de nos jours, une bière que Jamal, Kinvi, Mohamed et moi avions découverte, dans le temps, au café "Le Rimbaud", chez les Borquins).
On ne le voyait pas non plus déambuler dans la rue Principale du village et il vivait en autarcie, dans un isolement quasi-absolu. 
Austère et secret, le visage grave et triste, Monsieur Pinchon ressemblait à un bedeau ou à un clerc de notaire, obscur, ennuyeux; gris comme la cendre d'un barbecue qu'un violent orage aurait éteint brusquement.
Ayant toujours refusé de se rendre avec un groupe d'amis éméchés et braillards au bordel (à Marche, à Marloie, sur la route d'Hargimont... puis du côté de Jemelle, de Forrières ou de Rochefort) comme on se rend au bowling, au stand de tir, au catéchisme ou à la grand-messe du dimanche. Ata vivant à la campagne,  Monsieur Pinchon avait cependant une marotte, une passion secrète, il était fasciné par les langues urbaines des grandes métropoles du monde entier, des langues dont les mots et les expressions, la gestuelle et la musicalité l'ébouriffaient, l'étourdissaient et lui donnaient d'incroyables frissons qu'il ne cherchait même pas à réprimer : l'argot mandarin de Beijing, le cantonais du quartier de Sham Shui Jo à Hong-Kong, le street slang du Bronx ou de Los Angeles et le broken English de Kingston, le lunfardo de Buenos Aires, le marollien de Bruzout, le nouchi d'Abidjan, l'indoubill ou lingala ya bayankee de la capitale du Luabongo de même que le kimakala - ou la "makalangue" -, toutes langues parlées quelquefois dans des lieux que ne se risquent pas à fréquenter les gens qui se disent normaux, les touristes consommateurs de paysages labellisés, de plages réservées et de culs tropicaux bon marché, de même aussi que les ethnologues voraces, pilleurs d'arts anciens et prédateurs de légendes et de savoirs populaires du monde entier.
C'étaient ses langues de franchise et d'intimité, d'impertinence et d'impunité.

Monsieur Pinchon enfilait une salopette et des bottes de jardinier-kadogo en caoutchouc ou des sabots de bois pour travailler la terre mais, quand il jouait du piano, il portait...
- Dis-moi, Douchka, il portait quoi, Monsieur Pinchon ? Un jogging ou des jeans-baskets avec une casquette de base-ball mise à l'envers ou sur le côté ? 
- Meunon !
- Un pyjama et des pantoufles, Douchka ? Une chemise de nuit avec un bonnet en laine ? Un peignoir ou un kimono, un maillot de bain, un pagne noué autour des hanches ?
- Meuunon !
- Une saharienne, peut-être ? Un abacost ou une veste Mao (ou costume Zhongshan) en coton ? 
- Meuuunon !
- Un uniforme de garde forestier ? Des hardes de braconnier (aimant se déguiser en croque-mitaine ou en épouvantail)  ?
- Meuuuunon !
- Un tutu de ballerine et des chaussons de danse ? Une robe de bal avec de faux cils, de faux seins et des talons aiguilles servant à "pousser le derrière" ? 
- Meuuuuunon !
- Un masque de chirurgien, d'apiculteur, de robocop, de screameur, de danseur Pende ou de hockeyeur sur glace ?
- Meuuuuuunon, petite chérie ! Tu n'y es pas du tout ! Monsieur Pinchon portait un habit de gala et  des chaussures de salon !
- Osi omoni yango wapi ? Dans la savane boisée ou aux confins de la forêt ! Eza na tina te !
Monsieur Pinchon portait un pantalon noir à deux galons, une veste à queue de pie, une chemise blanche, un noeud papillon et des souliers vernis.
- Un habit à queue ? Ya solo ?
- Ya solo ! Un habit ou un smoking ! Comme un majordome !
- Eza na tina te !

Enfermé dans une bulle comme une araignée d'eau, Monsieur Pinchon...
- Pinchon ou Pinson ?
- Pinchon !
- C'est son vrai nom, Douchka ?
- Ce sont les gens du hameau qui l'appelaient ainsi : Pinchon, mi-cochon, mi-chopin ! Bien sûr, ils auraient pu l'appeler Choco, Chochon  ou encore Copin mais ils ont pensé que "Monsieur Pinchon", ça sonnait mieux et que ça faisait plus sérieux ! Lui, Monsieur Pinchon, aurait souhaité que ses amis l'appellent Stan... mais, à part son fermier propriétaire (qu'il voyait une fois par mois... mais qui l'appelait m'fi) et le facteur à vélo (qu'il voyait tous les jours... et qui l'appelait Monsieur Stan), il n'avait pas beaucoup d'amis !
- Ata yo moko !...
jouait du Bach, du Mozart, du Beethoven, du Liszt, du Debussy et surtout du Chopin. Par cœur. Inlassablement. Obstinément.
Avec pour seul public les animaux de la ferme et des bois..
Et ça s'arrêtait là : à Chopin, à l'Europe occidentale chrétienne, intégriste, commerçante et industrielle, néo-esclavagiste et coloniale de la fin du XIXe siècle ! Jamais de boogie-woogie, ni de rumba, ni  de salsa, ni de ndombolo ! Jamais de Jelly Roll Morton, de Thélonius Monk ou de Chick Corea ! Ni même de Pascal Kongo, de Ray Lema, d'Eddy Louiss ou de Keith Jarrett ! Ni ni ni ni ! Personne de ces gens-là ! Aboyi na ye ! Les animaux n'aiment que la musique classique, disait-il.
Et Monsieur Pinchon jouait du piano, obstinément, sans lire les notes d'une partition, ni tourner les pages d'un manuel pour débutant, comme un tambourinaire halluciné, par coeur... mais il perdait souvent le fil de son histoire ou s'en libérait volontairement, lâchait alors la rampe, sortait des rails, obligeait des chèvres poitevines friandes de nouveaux pâturages à escalader les pentes abruptes de la butte du lion de Waterloo ou du terril des Piges à Dampremy, produisait du schnaps dans le Bordelais et de l'Orval ou de la Chimay dans le Languedoc-Roussillon, passait d'une idée à l'autre ou d'une pièce à l'autre ou d'une fureur à l'autre ou d'un délire à l'autre ou d'une panique à l'autre en se pressant, en s'encourant comme une poule,  poursuivie par un ogre patibulaire de 2,10 mètres pour 125 kilos, au crâne rasé et tatoué, lourdement armé...
- D'une fourchette et d'un couteau, Douchka ?
- D'une harpon acéré, d'une tronçonneuse assourdissante ou d'un équarrissoir, petite chérie !
qui traverse la route en cacardant, en nasillant, en carcaillant, en glougloutant, en crételant et en trompétant... Et même en barétant, en glapissant, en aboyant et en blatérant !, imprudemment, passant d'un cri à l'autre, d'une langue à l'autre, d'une espèce à l'autre, sans regarder ni à gauche ni à droite, ni même au centre, battant des ailes, les pieds déchaussés, le cotillon troussé...
Et on avait l'impression alors que les cendres du clerc ou du bedeau se réveillaient, qu'elles retrouvaient des couleurs... et qu'elles pourraient même couver une éruption.
Monsieur Pinchon jouait inlassablement pour les chevreuils et les gazelles, biches, corbeaux et renards, hiboux à oreilles de chat, agoutis...
- Dis-moi, Douchka, les agoutis...
- Tu as encore un problème avec les agoutis, petite chérie ?
- Non... mais rappelle-moi quand même : A quoi ça ressemble un agouti ?  C'est une espèce de capybara ?
- Tee ! Pas exactement, petite chérie ! En fait, il s'agit d'un grand aulacode, un simbiliki !
- C'est bien ce que je pensais !
- Tu es la meilleure !
- Je sais !
et potamochères des bois qui bordent les routes de Jemelle, de Nassogne, de Todomé, de Masi-Manimba ou de Harsin, les kangourous, les autruches, les paons-éventails et les dindons aux fanons flamboyants qui plastronnaient dans les élevages des riches fermiers des environs.
Et pour les poules arboricoles, les canards et les oies qui ont élu domicile dans sa parcelle.
Et pour son cochon de compagnie.

Monsieur Pinchon jouait du piano (sous un attrape-mouche entraîné à capturer les notes factieuses ou parasites venues de l'extérieur), quelque part en brousse ou dans la savane boisée...
- Comme un Albert Schweitzer, Douchka ?
- Oui mais non !  Certainement pas comme un médecin des colonies, "ami des Noirs" et "fournisseur des Blancs" (paternalisant, formatant et mettant à la disposition des colons une "main-d'oeuvre indigène" salubre, bon marché, disciplinée et christianisée), tendant à affirmer ses privilèges de race et à marquer ses différences de classe ! Ni comme un "adjudant-malade" de l'Université de Makala officiant dans son dispensaire avec des écouteurs dans les oreilles pour ne pas entendre le récit des maltraitances subies par les prisonniers ! Ni comme le dénommé Kurtz, un directeur de comptoir et collecteur d'ivoire travaillant pour le compte de Léopold Deux et son "ndoyi" des Forces spéciales américaines au Vietnam, un colonel mélomane et chef de horde armée, chevauchant et cravachant ses hélicos blindés (comme un général Custer à la bataille de la Washita !) et faisant hurler les Walkyries pour intimider les villageois, les terroriser, les sodomiser et les néantiser! 
- Comme qui alors ? Comme un Kaï Ichinose ou un Shûhei Amamiya, Douchka ? Ou comme une Ada Mac Grath, la pianiste qui n'a plus pété un mot depuis que son premier mari a été foudroyé dans la forêt ? Y avait-il un piano dans le résidence des planteurs (entourée d'une vaste véranda) de la "ferme africaine" de Karen Blixen au Kenya ?
- Je ne sais pas ! Nayebi bango bien te ! Tout ce que je peux te dire, c'est que Monsieur Pinchon jouait avec respect ! Avec enthousiasme, certainement, mais avec respect... Avec respect pour chacun des membres de son public : les champs et les bois, le soleil et la pluie, l'air et le vent, les animaux ! Ecoutant les plaintes des uns, partageant les joies et les émotions des autres, accompagnant les emballements des uns, soutenant les revendications des autres !
- No me digas !
ou dans une plantation de café, à proximité de la grande forêt des Borquins, entre Forrières et Nassogne, dans le hameau des Boucs dont les habitants disaient, à la sortie de la grand-messe du dimanche (dite par un des évangélistes dépêchés en Ardenne profonde par la Congrégation pour la doctrine de la loi ou la Congrégaton pour l'évangélisation des peuples : l'abbé soki le père, Willy soki François, Nganzi soki Wele-Wele soki Kabengele... ayant reçu, comme tant d'autres bons apôtres venus d'Asie, d'Afrique centrale ou d'Amérique latine, la mission de rechristianiser les campagnes situées au sud-est de la Meuse et de la Sambre, d'en extirper certaines pratiques païennes, barbares et rétrogrades mais toujours en vigueur dans de nombreux foyers et qui avaient été chargés plus particulièrement, d'élever le niveau de vie chrétienne des ouailles, réputées sceptiques et entêtées, de la paroisse Saint-Jean-Baptiste)... dans le hameau des Boucs dont les habitants disaient, avec crainte et respect, à voix basse pour ne pas se faire entendre des Mompe, que Monsieur Pinchon était un rebouteux doté de pouvoirs considérables... Comme le type de Wellin !, qu'il cultivait des plantes exotiques (du cannabis ou de la sauge des devins ?) ou toxiques (de la grande cigüe, de la digitale pourpre ou de la belladone ?) dans son potager, qu'il avait partie liée avec des terroristes (la secte des Mânis ou la société secrète des Aniotas ?), qu'il guidait les nuages et jetait le tonnerre et les intempéries où il voulait en se servant d'une baguette magique ou... Comme le type de Wellin !, d'un bâton de sourcier, qu'il accompagnait les orages, ameutait les rats, énervait les esprits et convoyait les morts. En musique.

Monsieur Pinchon, en effet, se montrait totalement réfractaire à tout autre bruit que ceux de son piano.
Mis à part les frémissements ou les sifflements du vent dans les arbres (qui, le plus souvent, appréciaient la vie en communauté, devisaient tranquillement ou ronronnaient de plaisir mais qui parfois répugnaient à se mélanger, se faisaient concurrence, se jalousaient, s'invectivaient et s'insultaient bruyamment, mènaient des guerres souterraines contre les espèces rivales et se disputaient avec agressivité la terre, l'espace, l'eau et le soleil) et les roulements de tambour de Kake (ou Hébiesso)
qui imposait son autorité à tout le monde et punissait les plus excités, claquait, cognait, ricochait et rebondissait.
Mis à part le hululement du hibou à oreilles de chat.
Mis à part le... Kraa-Kraaaaa ! du corbeau (portant une écharpe autour de son cou puissant... Un cou de taureau certes, mais désormais pelé et déplumé !, pour cacher sa whonte et se protéger des collets du braconnier et de la serpe du druide) et le... Sekseksek ! du renard.
Mis à part l'aboiement du chevreuil ou de la biche, le grommellement du potamochère, le bêlement de la girafe, le brâme du cerf ou le rugissement du lion.
Mis à part aussi les bruits des fermes du village : le tapage du canard, le grincement de l'oie, le braillement du paon, le glougloutement du dindon, le caquet de la poule, le meuglement de la vache, le hennissement du cheval, le toussotement du kangourou, le mugissement... Boo-boo-booh-hoo !, de l'autruche et le grognement... Koch-koch-koch !, du pourceau. 
Mis à part enfin… Driiiiiiing Ngging !, le timbre de la sonnette du facteur venant lui rendre visite deux fois par semaine et annonçant bruyamment son arrivée…





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